Le Tchad est dirigé par des putschistes. Depuis la mort du maréchal Idriss Déby Itno, lui aussi venu au pouvoir par la force, c’est une junte militaire qui s’est emparée du pouvoir de N’djamena. À la manette, le fils du dirigeant défunt. Depuis lors, la communauté internationale s’insurge contre ce passage du pouvoir aux mains des militaires. Mais l’instance à même de taper du poing sur la table tâtonne. L’Union africaine peine à réagir pour un retour à l’ordre constitutionnel. Visiblement, l’UA tient compte de considérations sur lesquelles revient dans cet entretien le politologue spécialiste des questions portant sur les politiques publiques (inter) nationales de sécurité au Sahel, Emmanuel Odilon Koukoubou.
La rédaction : En quoi le soutien de l’UA aux militaires au Tchad gêne t-il ?
Emmanuel Koukoubou : C’est en tout cas un soutien controversé au regard de la tradition de l’UA. Elle a l’habitude de condamner systématiquement toutes les prises de pouvoir anticonstitutionnelles et de suspendre l’État où elles se sont déroulées. Dans le cas tchadien, il n’y a pas eu de sanction. C’est assez curieux. Après, il faut comprendre que ce soutien est le fruit du triomphe des rapports de forces. L’Union africaine était clairement divisée sur le cas tchadien entre ceux qui prônaient le respect strict des principes prônés par les textes de l’UA et ceux qui appelaient à un accompagnement du Conseil militaire de transition. On voit bien que ceux-ci ont pris le dessus sur ceux-là. Et ce n’est d’ailleurs pas surprenant.
En quoi cela était-il prévisible ?
Emmanuel Koukoubou: Ce n’est pas au Tchad que l’Union africaine a commencé son dîner avec les putschistes. Prenez les coups d’État qui ont eu lieu ces dix dernières années en Afrique, hors de la zone CEDEAO. Au Soudan, au Zimbabwe, en Egypte… Tout se passe comme l’ont voulu les putschistes. A part une condamnation et une suspension de principe, l’Union africaine n’est jamais arrivée à faire plier les putschistes. Les cas où l’on a connu un relatif succès, ce n’est pas dû à l’Union africaine mais à l’intransigeance de la CEDEAO. Le Mali en 2012 et en 2020, le Burkina Faso en 2014, la Guinée en 2008, les multiples coups d’État en Guinée Bissau…, y compris le forcing de Yaya Jammeh pour se maintenir au pouvoir après sa défaite électorale. La CEDEAO s’est toujours montrée ferme et intransigeante. Et elle a toujours eu gain de cause. Il se fait que le Tchad n’est pas membre de la CEDEAO. Cela aurait été le cas que peut-être l’histoire aurait été différente. Malheureusement, la CEEAC, rempli de chefs d’État au énième mandat, n’a pas la même conception de la démocratie ni la même culture institutionnelle que la CEDEAO.
L’urgence sécuritaire au niveau sous régional et l’urgence de la paix nationale au Tchad n’obligent-elles pas la communauté internationale et l’UA ?
Emmanuel Koukoubou : C’est vrai que le Conseil de Paix et de Sécurité de l’UA prétexte de menaces sécuritaires qui pèseraient sur le Tchad pour justifier cette exception qui lui serait accordée. Mais c’est juste un prétexte, un alibi. Il n’y a pas d’exception sécuritaire. Mais il y a probablement un exceptionnalisme tchadien. En effet, dans le discours des soutiens de cette décision et dans le communiqué du Conseil de Paix et de Sécurité, on sent la conception d’une sorte de « destinée manifeste » du Tchad. Le Tchad est considéré comme un État indispensable pour la stabilité et la sécurité de la région du Sahel, du Bassin du Lac Tchad et de la Libye. Mais ce Tchad qui s’est ainsi rendu indispensable est fondamentalement une construction d’Idriss Déby Itno. Il me semble que l’objectif d’une telle décision est surtout de préserver cet héritage de Déby-père en le ressuscitant par le biais de son fils. Il ne s’agit donc pas d’une exception sécuritaire mais d’une décision qui vise à ménager l’armée tchadienne pour continuer à bénéficier de son engagement contre les groupes djihadistes dans la zone.
Quelle serait la porte de sortie honorable pour l’UA dans la gestion du cas tchadien ?
Emmanuel Koukoubou : Elle se trouve dans sa capacité à faire respecter les petites infusions d’ordre démocratique qu’elle a laissées transparaître dans son communiqué. En effet, on peut sentir, à la lecture du communiqué du Conseil de Paix et de Sécurité, qu’il y a comme une coupure de la poire en deux. Un système d’équilibrisme qui préserve les intérêts de la junte militaire et ouvre en même temps quelques fenêtres de respiration à la démocratie. Le système prôné aujourd’hui par l’Union africaine soustrait le gouvernement de transition de l’autorité du Conseil militaire de transition et concède à celle-ci l’exclusive mission de la défense nationale. Le gouvernement et le futur Conseil national de transition (qui fera office de parlement) s’occuperont de la politique et du reste. C’est bien plus facile à dire qu’à faire. Ensuite, il y a la question des 18 mois de transition que les militaires ont rendu renouvelables. Le CPS demande que cela soit non renouvelable pour éviter que la transition ne s’éternise. Il y a aussi la question de la non candidature des responsables de la transition à la prochaine élection présidentielle. Mais tout cela reste des préconisations de l’Union africaine. On ne sait jamais si les acteurs vont les respecter.
À quoi s’attendre de la part des autorités tchadiennes engluées dans la lutte contre les rebelles mais aussi impliquées dans quelques théâtres de lutte antiterroriste ?
Emmanuel Koukoubou : On peut difficilement répondre à cette question de façon péremptoire. Je pense que le défi sécuritaire interne primera sur celui régional. Il faut être d’abord à l’aise chez soi avant d’aller au secours du voisin. Donc, si la situation locale est rapidement maîtrisée, le Sahel et le Bassin du Lac Tchad pourront continuer à bénéficier du soutien militaire du Tchad. Au cas contraire, on risque d’avoir un désengagement progressif du Tchad sur les théâtres régionaux, ce qui pourrait insécuriser davantage la région. On peut bien dire que le soutien apportés au CMT et la supposée exception sécuritaire brandie visent surtout à garantir la continuité de l’engagement tchadien.