Une tribune de Emmanuel Odilon Koukoubou dans laquelle le politologue revient sur une vie de clandestinité et de lutte armée d’un terroriste qui s’arrête enfin dans les confins du Sahara après des décennies de traque infructueuse.
Dans cette livraison sur demande de notre rédaction, le spécialiste des questions de sécurité internationale pense que « Droukdel n’est pas mort. Il est peut-être mort physiquement ; mais le terrorisme qu’il symbolise n’est certainement pas mort »
Assistant de recherche au Civic Academy for Africa’s Future (CiAAF), Emmanuel Odilon Koukoubou convoque l’attention sur la raison de cette annonce qu’elle soit vraie ou fausse. Un objectif ou plusieurs sont atteints a-t-il laissé clairement lire quand il dit: « Cette annonce, qu’elle soit vraie ou fausse, peut donc objectivement être analysée comme un coup de main de Paris à son allié du Palais de Koulouba ; soit pour détourner l’attention, soit pour donner des preuves du succès de la gouvernance sécuritaire dans la région. »
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Droukdel n’est pas mort !
Abdelmalek Droukdel serait donc mort ; tué par la force française Barkhane dans l’immensité désertique du Sahara. Lui qui a tué et fait tuer tant de gens dans cette partie du continent, y aurait donc péri sous les coups de feu de ses pires ennemis : l’Occident, la France. Quelle mort ! Quel sort ! L’annonce n’a soulevé presque pas – ou que peu – de doute. C’est quand même la ministre française des armées – Florence Parly – qui l’a faite. Dans un pareil contexte, il est une question qui parait totalement sordide, irréfléchie, bête… mais heuristique : Abdelmalek Droukdel est-il vraiment mort ? Deux réponses sont possibles.
La première réponse à cette interrogation est une non-réponse : je ne sais pas ; et c’est pourquoi j’utilise le conditionnel. Nous n’avons pas vu le cadavre de Droukdel. Aucun résultat d’autopsie ne nous a été révélé. Aucune confirmation n’a encore été donnée par les groupes djihadistes. L’information est donnée de façon si laconique et peu renseignée que l’on est fondé à adopter une posture de réserve. Cette réserve est d’autant plus fondée, voire nécessaire quand on prend en compte le contexte dans lequel cette annonce a été faite. Nous étions le vendredi 5 juin 2020, au soir d’une gigantesque manifestation à Bamako qui, à l’appel du puissant iman Mahmoud Dicko, protestait entre autres contre la mauvaise gestion de la crise sécuritaire et réclamait la démission du président malien Ibrahim Boubacar Kéïta. Wahhabite, Mahmoud Dicko a tout pour ne pas plaire à la France. Cette annonce, qu’elle soit vraie ou fausse, peut donc objectivement être analysée comme un coup de main de Paris à son allié du Palais de Koulouba ; soit pour détourner l’attention, soit pour donner des preuves du succès de la gouvernance sécuritaire dans la région.
Cette réserve s’estompera quand les groupes djihadistes eux-mêmes confirmeront la mort de leur champion. Car, l’histoire récente nous renseigne que les annonces de décès de terroristes par les autorités politiques et militaires, peuvent s’avérer peu crédibles. Combien n’a-t-on pas déjà tué et ressuscité Abubakar Shekau ? Combien n’a-t-on pas tué et ressuscité Abou Zeid ou encore Mokhtar Belmokhtar avant qu’ils ne finissent par mourir ? Hamadoun Koufa n’est-il pas réapparu en mars 2019, trois mois après que la même ministre française eut annoncé sa mort ?
Cette réserve est un préalable à l’analyse. Une fois qu’elle a été faite, on peut maintenant jeter un regard froid sur le sens de cette mort et son impact sur le devenir du terrorisme au Sahel. Florence Parly se félicite sur Twitter d’un « succès majeur » pour la lutte antiterroriste. Et dans les médias, on salue une victoire importante, un coup dur – si ce n’est fatal – porté au terrorisme sahélien. Dans cet enthousiasme général, ma deuxième réponse à la question posée paraît totalement insensée : Droukdel n’est pas mort. Il est peut-être mort physiquement ; mais le terrorisme qu’il symbolise n’est certainement pas mort. Il continuera par l’œuvre de ses héritiers. C’est en cela que sa mort n’est pas tant un événement, ni un non-événement. Elle n’est pas un événement parce qu’elle sera sans effet sur le terrorisme au Sahel. Elle n’est pas un non-événement parce qu’elle faucherait une figure importante du terrorisme.
Une mort absolument historique
Celui dont on annonce la mort n’est pas n’importe qui. C’est une figure historique et emblématique du terrorisme. Abdelmalek Droukdel symbolise à lui tout seul, le terrorisme algéro-sahélien. Devenu émir du Groupe Salafiste pour la Prédication et le Combat (GSPC) en 2004, il est celui qui a pensé et conduit le processus de régionalisation, de globalisation voire de glocalisation du terrorisme algérien. C’est lui qui a conduit le processus d’allégeance du GSPC à Al-Qaida de Ben Laden et de Ayman Al-Zawahiri. Ce ne fut pas un processus simple. Il a fallu qu’il prouve de quoi il était capable. En attaquant, en kidnappant, en tuant…, mais surtout en visant un champ géographique qui va au-delà des frontières algériennes et en ciblant désormais non plus seulement l’ennemi proche (l’Etat algérien) mais aussi et surtout l’ennemi lointain désigné par la doctrine El-Zawahiri (l’Occident symbolisé par les Etats-Unis et la France). C’est ainsi que le mouvement terroriste s’est fortement étendu, installé et développé dans le Sahel. C’est sous lui et sous sa conduite que le GSPC est devenu Al-Qaida au Maghreb Islamique (AQMI) le 24 janvier 2007. Et depuis lors, il s’est maintenu à la tête de ce groupe djihadiste, totalisant seize ans de règne.
C’est donc l’émir le plus ancien des groupes terroristes algéro-sahéliens qui est annoncé pour mort. Il n’est pas exagéré de dire qu’il est l’un des pères – si ce n’est le père – du terrorisme dans cette région. L’on ne saurait prendre sa mort pour un non-événement. A tout point de vue, c’est une mort symbolique. Symbolique parce qu’elle toucherait les groupes terroristes au plus haut niveau. Symbolique parce qu’elle toucherait une figure de l’histoire. Symbolique parce qu’elle n’est pas déterminante ; elle n’aura pas d’effet sur la dynamique du mouvement terroriste au Sahel.
Une mort purement symbolique
Tout important qu’il est, Abdelmalek Droukdel n’était plus l’homme fort du terrorisme au Sahel. D’ailleurs, l’a-t-il vraiment jamais été ? Lui dont l’autorité a longtemps été contestée par les ex. émirs locaux d’AQMI au Sahel Mokhtar Belmokhtar et Abou Zeid. En termes d’influence, l’homme avait déjà perdu de sa superbe. Son organisation n’agissait déjà plus seule depuis 2017. AQMI avait fusionné avec trois autres mouvements pour créer le Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans (GSIM). Il s’agit de la Katiba Macina de Hamadoun Koufa, d’une partie d’Al-Mourabitoune de feu Mokhtar Belmokhtar et de Ansar Dine de Iyad Ag Ghali. Ce dernier est désigné Emir de ce consortium djihadiste. Affilié à Al-Qaida, le GSIM est en concurrence avec l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS), commandé par Adnane Abou Walid Sahraoui qui a fait allégeance en 2015 à Daesh, le concurrent d’Al-Qaida au plan mondial. Ce sont ces deux grands groupes qui agissent aujourd’hui dans la bande sahélo-saharienne. L’EIGS qui sévit fortement dans la zone des trois frontières est d’ailleurs désigné comme l’ennemi numéro 1 de Paris. C’est dire qu’avant l’annonce de sa mort, Abdelmalek Droukdel n’était plus un acteur incontournable du terrorisme au Sahel. Son influence était devenue marginale avec cette recomposition des groupes. D’autres figures ont émergé et ont pris de l’importance.
En clair, que ce soit de son fait ou non, Abdelmalek Droukdel a laissé un héritage et des héritiers qui lui ont même ravi la vedette de son vivant. Sa mort ne serait donc que physique. Il continuera de vivre par ses héritiers, par ses adversaires. Vu du point de vue de la lutte contre le terrorisme au Sahel, sa mort parait donc plus comme un épiphénomène que comme un événement déterminant pour la suite des choses. Le chemin pour vaincre le terrorisme au Sahel est encore long, très long.
Emmanuel Odilon KOUKOUBOU
Politologue